Vue par : Taba Odounga Didier (spécialiste de littérature gabonaise à l’Université Omar Bongo)
Les Veuves, édité chez la Doxa, éditions en 2014, est le premier roman d’hallnaut Engouang *. « Tu n’auras pas moins d’affliction, parce que tu auras rendu ce déchirement ! Tu es assez intelligente pour savoir que le mal ne sera pas divisé par deux. » Extrait du livre. Les secrets de famille ont la dent dure et leurs conséquences la carie tenace. C’est pourquoi « si tu manges à la table des démons, surtout ne t’avises pas à insulter le diable. » Quoi dire d’autre d’aussi fort et expressif sur « ces veuves » à qui la vie a servi le poison jusqu’à la lie de l’indécence… « Fourmiées », elles cherchent désespérément la repentance et le répit. Mais y ont-elles droit ? L’aurore poindra-t-elle jusque dans leurs contrées ? Alors, nos yeux se fixent du haut du colimaçon pour dessiner et évaluer la trajectoire de ce veuvage auquel Hallnaut Engouang nous invite.
Il me plaît de reconnaître que le débat sur l’existence de la littérature gabonaise ou sa prétendue qualité, s’est considérablement estompée au cours de cette dernière décennie, tant l’abondance des textes en qualité et en quantité ne laisse aucun spécialiste indifférent. En effet, il est loin le temps des atermoiements esthétiques et thématiques, le temps des indécisions poétiques car les écrivains gabonais ont perçu la nécessité d’arrimer leur geste poétique aux standards internationaux. Le regain de vitalité que connaît notre espace littéraire aujourd’hui est légitimement dû à des nouveaux auteurs tels qu’Hallnaut Engouang, qui, comme ses prédécesseurs (Okoumba Nkoghé, Moussirou Mouyama, Laurent Owondo etc.), essaient de lier densité esthétique et imaginaire.
Après avoir publié un recueil de nouvelles Dis quand me suis-je inhumé ? (Prix PDG des lettres) et un recueil de poésie Les Temps déchirés toujours aux mêmes Editions, voici que cet auteur nous livre un nouveau texte dans le genre romanesque : Les Veuves. Ce roman est un subtil récit qui retrace les trajectoires narratives de trois héroïnes : Yasmine Coudeur, Sarah Lagrange et Déborah Mayeyene. Ces personnages féminins sont embarqués dans une aventure romanesque dont le substrat repose sur le principe de la déclassification sociale. Yasmina, Sarah et Déborah sont trois jeunes femmes qui veulent à tout prix réussir à se hisser dans la haute société afin de fuir les oripeaux de leur condition sociale abjecte. Et pour y arriver, elles vont se servir de leur corps comme d’un objet de transaction. Ayant finalement atteint les strates les plus élevées de leur univers social, elles vont se rendre compte de la situation d’enfermement dans laquelle elles se retrouvent. Le roman d’Hallnaut Engouang explore avec la sagacité qu’on lui connaît, les tréfonds de l’âme humaine habitée par des désirs de puissance et de gloire. L’auteur dissèque à travers ses personnages les vices liés à la recherche effrénée de l’ostentation et du paraître.
Du point de vue narratif, le récit présente un intérêt esthétique et idéologique. Lorsqu’on parcourt le para texte, on peut noter les précautions oratoires du narrateur qui, à partir de l’avertissement et du prologue, donne au lecteur un avant goût de l’économie générale du roman tout en établissant le protocole de lecture. La page de couverture participe aussi d’une certaine manière, à amplifier la sémantique générale de l’œuvre. Que voit-on ? Une photo représentant un temps crépusculaire avec deux personnages au premier plan. La caractéristique de ces derniers, est que celui qui visiblement représente une femme est très sombre tel un cliché photographique. L’autre personnage est un enfant dont l’image semble se diluer dans les eaux. Tous deux sont de dos et on ne peut les distinguer. Cette image souligne déjà symboliquement la fin de la journée, le crépuscule de quelque chose. L’auteur a semble-t-il une relation particulière avec l’élément aquatique, puisqu’il avait déjà procédé ainsi dans son recueil de nouvelles.
Si on envisage les personnages principaux, ils sont tous marqués par des postures diégétiques les mettant souvent en porte-à-faux avec les autres dans l’espace social du texte. Les figures principales du roman sont souvent déviantes et ne s’attache qu’à la satisfaction de leur besoin immédiat. Ils sont mus par une force animale qui convoque sans cesse, le principe de la jouissance absolue, car avoir et posséder deviennent le leitmotiv. Par rapport aux espaces, les figures du roman sont extrêmement mobiles et passent d’un espace à un autre, ce qui à l’avantage de rendre le récit plus dynamique. Ce topo binaire oscillant entre la France et le Gabon apparaît comme une donne primordiale dans la saisie sémantique du parcours des trois figures féminines du récit. En choisissant de situer l’intrigue entre Libreville, Paris et Toulouse, l’écrivain gabonais procède à un décloisonnement de l’imaginaire littéraire local. Il s’ouvre au monde, à l’universel.
Mais au-delà de ces va et vient entre des géographies différentes, on se rend compte que le récit privilégie les espaces clos dans lesquels ont lieu les drames. Ce qui donne cette dimension tragique au texte. L’aspect discursif quant à lui est fortement imprégné par des dialogues antagoniques, où on peut voir s’affirmer les enjeux socio-idéologiques du roman. Pour Finir, le roman est un écrit dans une langue diaphane et simple, qui permet au lecteur d’être entièrement submergé par le fil de l’histoire. Pour toutes ces raisons, les Veuves méritent qu’on y séjourne ab libitum.
*Hallnaut ENGOUANG est Professeur Certifié de Lettres et actuellement président de l’Union Gabonaise des Enseignants pour la Culture Francophone (UGECF). Il a publié à ce jour un article : « La mort comme raison d’une écriture » que l’on peut retrouver dans le tome I de Regards sur les grands thèmes de la littérature gabonaise. Auteur d’un recueil de poèmes : Les Temps déchirés et d’un recueil de nouvelles : Dis, quand me suis-je inhumé?