Ne plus jamais mourir
Noël Bertrand Boundzanga*
Auteur notamment de «Le miroir des toubabs» (Edilivre, 2008) et «Le
malentendu Schweitzer» (L’Harmattan, 2014), et président du Club 90
(2014), Noël Bertrand Boundzanga, docteur en littérature comparée et
civilisations francophones, livre, à travers ce libre propos, une
rétrospective de la vie politique gabonaise et des nombreuses victimes
qui ont parsemé cette lutte pour la libération de peuple gabonais.
En 1990, lorsque Joseph Rédjambé fut assassiné, personne ne pouvait faire le lien avec les évènements de la Gare routière où furent enregistrés en 1981 les premiers faits politiques d’une dénonciation d’un régime politique autoritaire. Oyono Aba’a et le Mouvement de Redressement National (MORENA) entreprirent en effet de dire haut les infortunes du Parti unique. La répression fut sanglante. La première manière d’anéantir l’existence du peuple passe par l’assassinat politique, les détentions arbitraires et le harcèlement sous toutes ses formes des figures qui pourraient incarner le Peuple. Le crime succède au crime, la répression succède à la répression : les étudiantes furent violées par des militaires endiablés tandis que les étudiants firent sévèrement bastonnés en 1990 ; Martine Oulabou, dans une marche pourtant pacifique en 1992, fut assassinée. Le nombre de morts ne sera jamais connu entre 1967 et 1990… Tout est tombé dans le silence… l’oubli fabriqué.
La première élection présidentielle multipartite sous Omar Bongo, en 1993, fut contestée par des individus qui croyaient en l’éclosion du peuple. De Port-Gentil à Libreville, ils dénoncèrent l’élection d’Omar Bongo ; ils prirent la rue. Le Régime riposta. Des bruits lourds retentissent encore dans nos consciences lorsque des bombes tombèrent sur la Télé Liberté des Bûcherons. Le pouvoir refusa de compter les morts, l’essentiel était fait : rendre impossible l’existence d’une conscience nationale qui fut appelée Peuple. Mais il était trop tard, l’esprit s’était emparé de tellement de Gabonais, qu’il fallait en tuer encore pour terminer le travail. En 2009, la République du PDG et des Bongo en compta trois, trois qui étaient tombés sous des coups de bales militaires, des munitions payées par le contribuable qui servaient désormais à tuer les fils du pays. Et puis, pour ne pas en finir avec les assassinats politiques, le 20 décembre, Bruno Mboulou Beka… Les éliminations physiques ont nourri ce Régime jusqu’aux crimes rituels jamais éclaircis. Leur logique : tuer le Peuple pour qu’il n’existe pas, pour qu’il n’y ait jamais d’alternance.
C’est alors qu’on se rend compte que l’élimination physique n’était pas seule… il y avait aussi le consensus. Pour tuer le peuple, il fallait s’y prendre doublement : assassinats et consensus politiques. Cette dernière méthode est plus amicale, plus conviviale parce que les acteurs du crime sont aussi ceux qui, de prime abord, défendent le peuple. En 1961, Jean Hilaire Aubame accepta un consensus avec Léon Mba alors que ce dernier était en difficulté. L’adhésion consensuelle de Jean Hilaire Aubame permit à Léon Mba de remporter les élections et il ne se fit pas prier pour disqualifier son adversaire quelques années plus tard. Le peuple perdit son premier bras de fer. Pour ne pas faire une longue histoire de ce « serpent de mer » de la vie politique gabonaise, selon l’expression de Rossatanga-Rignault, on se rappellera que les mouvements de révolte des années 1990 finirent par des Accords de Paris en 1994 et une suite de gouvernements d’union nationale.
Agondjo Okawè pouvait se dire fier d’avoir réussi « la paix des braves ». Mba Abessole, l’homme qui incarne seul cette dynamique, signa plus tard la « convivialité », un pacte d’amitié et de non-agression avec Omar Bongo qui le paie bien jusqu’à ce jour. En définitive, des morts d’hommes, des consensus et « le partage institutionnel du pouvoir », comme le signale le sous-titre d’un essai de Fidèle-Pierre Nze-Nguema ; le peuple bâillonné. Les politiques ont sans doute sauvé la paix, mais ont-ils sauvé le peuple ? Héros de la paix ou héros du peuple ? Ni l’un ni l’autre, le plus important fut de laisser le pays décliner sous un équilibre tranquille où le peuple tomba dans une « servile quiétude ». Et, pendant ce temps, on s’engraissait, on découvrait Miami, on construisait des châteaux, on achetait des Ferrari…
Le peuple, qui n’a jamais eu l’opportunité de s’éclore, se replia dans sa dernière carapace : le repli identitaire, aidé par ces mêmes acteurs du consensus qui en tirent des dividendes politiques. Il n’y a de peuple qu’ethnique, non républicain, telle est le slogan misérable de la géopolitique gabonaise. D’émiettements en émiettements identitaires, le Régime décida d’élever deux bêtes : l’une féroce, l’autre docile. Ce furent le « fang » et le « bilob ». Du soupçon ethnique, on en vint à la tyrannie ethnique. La sociologie électorale se dessina clairement et l’on perçut que l’ethnie était devenue la première condition d’existence du politique. Comme une guerre de tranchée, contre le « fang », le « bilob » choisit le « bilob » et le « fang » choisit le « fang ». A ce jeu, l’indocile « fang » ne sera jamais majoritaire et le clan Bongo, aidé de ses esclaves du PDG, peut dormir en paix. Il règnera toujours. Le « fang » s’écroule alors dans un discours d’auto victimisation pour entrer dans cette mise en scène, alors que la mythologie ne peut guère le sauver. Ces fictions identitaires en politique sont le ferment de l’impossibilité de l’existence d’une communauté nationale comme peuple ; elles permettent de cautionner des crimes et d’assurer l’éternité du pouvoir actuel.
Pour survivre à ces coups de boutoir, le peuple doit se défaire de la démocratie des partis, de la fascination du martyr et du clivage ethnique. La démocratie des partis a favorisé l’émergence de prétendus « héros de la paix » sans jamais devenir des héros du peuple. Pour être un « héros de la paix », il faut amalgamer le sens même de la paix, appartenir à un parti politique et prendre part à la signature des actes de consensus et d’union nationale. C’est ici que l’on fait l’éloge de la technique de la représentation, sans réelle représentativité ; l’éloge de l’unité nationale, avec des techniques de fractionnement du peuple ; l’éloge de la solidarité avec des politiques publiques sans efficacité pour des milliers de Gabonais exclus du système marchand et culturel ; l’éloge de la loi avec un usage effréné de la force, confondant force à la loi et loi de la force. Le PDG est le parti qui engrange gros dans la démocratie des partis. C’est lui, en définitive, qui partage les richesses du pays selon les calculs du maître. Tout ceci au profit d’une caste.
Dans le climat sociopolitique actuel, les appels au dialogue sont à considérer avec circonspection. Ils ne sont pas toujours faits au bénéfice du peuple. Il est vrai que sans dialogue, le pays risque le chaos, mais le dialogue n’est pas l’assurance d’une victoire du peuple. Le peuple, qui suffoque de l’impossibilité d’exister, veut l’alternance politique, le développement du pays ainsi que l’épanouissement de tous les Gabonais. Le consensus grâce au dialogue national est souvent une mise à mort du peuple.
Les morts, faudra-t-il en compter encore ? Les assassinats politiques ont jalonné l’histoire de notre pays. L’histoire institutionnelle ne permet pas toujours de se remémorer les figures mortes au combat pour la libération du peuple. Sans parvenir à l’identité du héros, ils finissent comme des martyrs. Mandela est héros de l’apartheid en Afrique du Sud ; au Gabon, nous voulons un héros du peuple. La démocratie des partis a trahi les idéaux de la Conférence nationale de 1990 ; elle a occasionné des morts sans que le Gabon passe à une autre République, sans que les orientations politiques apportent des réponses aux cris du peuple.
Sacrifier sa vie, parce que « le grain qui meurt apporte du fruit », c’est bien ; mais il faut s’assurer que la vie sacrifiée apporte vraiment du fruit. Nous ne voulons plus compter les morts. Alors comment parvenir à l’alternance puisqu’aucun régime fort n’est jamais tombé seul sans bain de sang ? On raconte que le Gabon est un havre de paix et qu’il est un pays béni de Dieu… c’est ici l’occasion de prouver au monde que nous pouvons changer de régime politique sans nous entre-tuer. Le peuple doit se montrer plus déterminé grâce à une heureuse connivence des mouvements sociaux et des mouvements politiques. La Conférence nationale souveraine est une porte de sortie honorable où l’on discutera d’une autre République qui rende la dignité au peuple. Parce que le peuple est immortel… il ne meurt jamais.
Akendengué chante : « il y eut le premier qu’on crut le dernier ; puis il y a eu autre… un autre encore qui apporte liberté… ». Le Régime en tuera comme il voudra, mais le dernier ne sera pas le dernier… On ne tue jamais le peuple ; on le corrompt, on le manipule, on le martyrise mais on ne le tue jamais.
Enfin, il faut se sauver du clivage ethnique ; ne pas ruiner les efforts d’alternance par des débats aussi stériles que dangereux sur les appartenances ethniques. Pour que le peuple gabonais existe, il faut qu’il cesse d’être ethnique. Ce saut vers l’idée républicaine est le mouvement même du salut national. Ne plus jamais mourir. Non seulement parce que le peuple est immortel à la manière du peuple d’Akoma Mba dans le Mvett, ou dans la mythologie Obamba, lisible dans l’épopée Olende, mais en plus il n’y a d’Etat que protecteur.
Ne pas mourir, c’est refuser de tuer les savoirs acquis, c’est refuser d’être à la solde de l’argent, refuser de prêter ses savoirs à un Régime qui ne peut plus faire mieux que ce qu’il a déjà fait ; c’est accepter de mettre son savoir au service du peuple, au service du développement et au service de l’alternance. Ne plus jamais mourir, c’est lutter pour devenir immortel. La mort que nous attendons est celle du Régime.
*Ecrivain/Universitaire